Jeudi, 30 octobre.
Roissy, 8
heures 30. Foule, valises, hôtesses pressées par l'habitude, taxis boys,
chauffeurs de maître, panneaux, Monsieur
Ludwig, Madame Kruse... les bronzés rentrent d'Égypte ou de Marrakech.
C'est l'étalement des vacances, curieux étalage de consommation voyageuse :
les hommes d'affaire et les secrétaires s'exportent, les tours-opérateurs
charcutent les prix de dégriffe, les voyagistes soldent les billets open, les avis de location de voitures
abandonnent les voies hertziennes, mystère de la communication. Zut ! Pas de
panneau à mon nom. Normal ! Trente minutes d'avance. C'est long, tuer le temps
au présent. Il fait chaud à l'intérieur.
Toilettes !
M'éponger à plein papier pour ne pas mouiller le slip. Le bouton du jean avait
sauté ; je l ‘ai remplacé par une épingle à nourrice, une grosse épingle
dorée. Lavage des mains, rinçage de
façade, de l'eau de chlore entre les dents. Je dérive de l'œil, la tête en
contre-plongée dans le miroir pour vérifier la carrosserie. Tout est en place
: la petite mèche laquée du matin, le contour des yeux sans flétrissures de rimmel,
les lèvres à peine rosées, le V supérieur bien esquissé. La peinture et le
vernis brillent, ô joie d'attente et de curiosité. Le ronron du cœur palpite
derrière le soutien-gorge, un petit excès de vitesse du style extrasystole
comme dit mon copain toubib à lunettes rondes, histoire de jeter un clin d'œil
au destin. Mais il a des ratés, le moteur, deux à trois minutes à peine, pour
se débarrasser de ce moment qui suivra la rencontre, Cent-quatre-vingts
secondes de paumées, voire plus si affinité. Amnésie totale de l'instant
intense, du climax... Le trou de la mémoire à bascule confond tout dans un
même écheveau, du genre, ai-je rêvé, ou bien, si c'était vrai ou encore
possible...
Zoran va
descendre du satellite, un astronaute cosmique en somme. Aucun signe de
reconnaissance, aucun indice, aucun signalement. Nous ne nous sommes jamais
vus. Et si j'étais un boudin ? Et s'il avait la peau courte ? Le voilà !
C'est lui, j'en suis sûre. Il vient vers moi. Sourire-surprise en hachant mon
prénom en sabir volapük, il fricote le C de Danica en TZ, comme là-bas en
Yougoslavie : Danitza. Grand, dans les moins de deux mètres, cheveux plus
poivre que sel, veste noire et pull violet, Levi's coupe western, bottines
noires, bottines bleues, dans le reflet des néons je ne sais plus, des dents
blanches, belles de furie carnassière, trop fausses pour être vraies, une ressemblance
pas croyable avec mes quenottes à moi. Mon dentier n'a pas quarante-deux ans,
et le sien pas encore quarante-huit, mais ils sont faux tous les deux : même devanture
des incisives refaites et retapées, vissées au fond de la mâchoire, limées à
mort dans la douleur de l'apparence, juste pour voir, se faire voir. Un air
d'acteur connu pour sourire de pub.
Le voilà,
le trou noir. On se sert très fort, on s'embrasse, on se ferme les yeux, on
s'envole, je rêve sans doute, il ne s'est rien passé, pas encore. Juste une
sensation, la chaleur et le froid dans une spirale-cyclone de frissons-picotements.
Le tourbillon aspire ma légèreté, me sort de mes chaussures, la douleur serre
les poumons, le courant crisse dans le corps du bout des orteils à la pointe
des cheveux. Plusieurs gouttes de sueur sur le front et une image presque
insoutenable des jours de solitude. Un contretype de vie. Ses yeux dans les
miens, on se regarde au fond pour ne jamais s'oublier, le doux et le violent
extrêmes.
Il y a un
homme pas loin, les yeux rivés sur notre couple déhanché, béat de bouche
grande ouverte, un peu jaloux, un peu envieux, admirateur de lui, de moi, un
homme devant un tableau, sans doute un qui attend son autre en se disant : C'est mon tour dans deux minutes. Il
porte un manteau long et noir, il est stylé et policé. C'est un homme de goût à
la diplomatie sans surfacture, du vrai, même dans la mallette LVMH vissée à son
poignet par une cordelette argentée. Une femme pressée me frôle l'épaule,
visage ignoré par sa nuque. Son parfum évoque une direction, un couloir vers le
vol 188 Paris-Athènes. L'homme jette un dernier regard, la femme porte un
manteau en alpaga blanc. Une autre plus jeune, à deux pas de moi, me sourit,
complice. C'est bon, pas vrai ? Un enfant ramasse mon foulard : C'est à vous M'dame ? Je croyais
l'avoir fixé à mon cou par un nœud.
Une
aérogare. Sans grand romantisme sinon celui que j'invente dans les mots au
présent. Je savais ce matin — quoique
imparfaitement — que ça devait arriver. Je le sentais depuis des semaines.
Certains jours, je refusais l'évidence du futur proche. Sans condition. Ce qui
devait être a été.
— Monsieur
Katremin est prié de se présenter au comptoir d'Air France pour raison de
sécurité.
Non !
J'invente des mots et des noms à travers la brume sonore du grésil électrique.
Et Zoran, dans son sourire :
— On va
prendre un café ?
En serbe
évidemment. Il ne parle pas français ni moi l'anglais. À dix mètres, pas loin,
un coin café-pause. On se retrouve comme deux copains d'enfance, on se raconte
tout en tordant le passé à la moulinette. Il embraye tout de suite, comme hors
d'œuvre ou comme alibi, sur le souvenir de sa rencontre avec papa — on
l'appelle tous Deda, grand père, le
vieux — dans le vol Paris-New York, il y a six ans déjà. Je connais l'histoire
par cœur. Deda était grand, costaud, belle gueule, belles dents, un chapeau de
cow-boy, une canne au pommeau énorme.
— J'étais
fasciné, dit Zoran.
Dans
l'avion, Deda lui a parlé huit heures d'affilée, de sculpture, de bois, de la
Yougoslavie et de Tito qu’il jugeait responsable de tous les malheurs du pays,
des États-Unis, d'enfants, de voitures, de sa fille Danitza-moi. Il lui a
montré comment tenir une fourchette. C'était une encyclopédie vivante. Il lui a
parlé de son atelier en Caroline du Nord. L'ébéniste qui voulait conquérir
l'Amérique ressemblait à Charles Bronson. La semaine suivante, Zoran lui a
acheté un meuble... Mais c'est fini tout ça. L'année dernière, le cancer a
obligé Deda à revenir en France. J'évoque ici, pour prévenir, le pronostic du
docteur Victor, cancérologue, parce le crabe
lui bouffe la moitié de la gorge, à Deda. Zoran devant son café déjà froid,
plisse du nez, compatit, on passe à autre chose, les affaires, la famille.
Il n'y a
pas vraiment de milieu ni de fin, on se bouscule dans les mots, sans compter
les sens, contresens et interdits que l'on veut déjà bousculer. Tu entends ça,
Danitza-moi, tu l'écoutes bien ma déclaration ? On veut se violer, se
tripoter les lèvres, tricoter les cils, effleurer la peau des mains que Zoran
tient bien sages, jointes comme une prière, au bord du formica, et on se ment
sans vergogne, dans la position du touriste en stand-by. Il continue, sans songer — ou peut-être y songe-t-il trop
lui-même — à ce que je représenterai pour lui dans deux heures, cinq jours et
plus... Il raconte sa vie pour se défendre, pour meubler l'heure vide alors
que nous pourrions nous tirer tout de suite au plumard. J'ai envie de lui
mordre l'oreille à son arrivée à New York avec Deda, heureuse rencontre, je
lui collerais un baiser large ouvert à son mariage — pas heureux le mariage,
pas plus que le mien avec Georges — je le sucerais tout cru quand il ouvre sa
boutique de tricots dans la Cinquième Avenue. Je ne l'écoute pas, on ne
s'entend plus. Les jambes étirées sur le côté de la table, son regard voyage,
il mordille mes lèvres. Nous laissons la mécanique de paroles dégorger
l'inutile, une machine bien rodée qui peut bien se passer de nous. Moi, je sens
la douleur dans le bas-ventre, celle d'avant ou d'après l'amour, avec ou
sans.
Bas les
masques, je me dis. Balle au bond, échanges sans ace ! Le jeu dure autour de deux tasses de café imbuvable, deux
jus d'orange, le cendrier bourré de mégots à peine entamés, les paquets de
clopes sur la table, un briquet Bic bleu. Je reprends la volée avec le
débarquement à Beauvais de Baba-Deda, immigrés yougos, en 66. Je devrai
attendre un an à Lévosoje avant de les rejoindre. Je dois être quelque part en
1984, l'année de mon divorce — Georges — quand Zoran se balade sur mon jean et tente de dégrafer l'épingle à
nourrice qui tient lieu de dernier rempart à ma chasteté. Grand dieu, quel
cisaillage, quelle pénétration sans objet, rien qu'avec les yeux ! À poil,
complètement, et lui... pas mal en image, le succédané de Samy Frey. Je lui
défais son pull avec une délicatesse qui m'étonne, sans les doigts, sans les
mains, sans les dents. Lui, déchire mon chandail et saisit la bretelle du
soutien-gorge. Au moment où il se lève pour empocher l'addition et jeter
quelques pièces sur le maudit formica qui nous sépare, j'embrasse son bout de
sein, petit-petit, minuscule, et il en râle le pauvre.
Nous
restons deux heures et demie dans ce café-pause à Roissy.
° ° °
C'est long
et court deux heures et demi. Imagine, Danitza-moi, j'ai la voix devant mes
yeux. Pendant son séjour américain, Deda lui avait donné le numéro de
Guignecourt, va savoir pourquoi, pour resserrer les liens des Yougos en exil
peut-être. Zoran n'avait aucune raison de m'appeler. Il l'a fait. Motif : les
frusques pour Greluche, ma boutique de fringues dégriffées, solderie pour cœurs
soldés et gonzesses désarmées. Donc six ans de téléphone par câble ou
satellite, six ans de conversations rompues par le décalage horaire : chiens
écrasés dans la feuille de chou locale, histoires pas folichonnes de commandes
virtuelles, l'air du temps qui passe du parfait à l'imparfait, sans mode, avec
seulement des indicatifs de zone, 03 Picardie-France Nord-Est, 718 New York.
Pas encore de courriel mais ça allait venir. Bonjour ! Ton père m'a parlé de toi, de ta boutique. Je fabrique des
pulls. Ça peut t'intéresser. Comment vas-tu ? Ton père m'a dit que... je
t'envoie des échantillons. Merci, paquets bien arrivés.
Puis, plus
tard : J'avais envie de te parler, comme
ça, tout simple ! Alors, ses
problèmes : Je fais-ci et ça, je vais
mal, je sors ce soir, je joue, je ne bois plus, j'ai un club de foot, l'usine
de tricots se développe, la boutique aussi, j'ai un nouveau dentier, j'ai une
maîtresse. Point. Non, pas encore... il y avait son rire, long, un courant
d'air des faubourgs de Belgrade. Des Serbes déracinés se parlent en lettres
capitales.
À mon tour,
j'ai donné dans la confidence à cet inconnu que je n'avais jamais vu. La
litanie des soucis, des passe-temps, échecs-réussites sans jeu et sans élans,
le divorce, les ruptures, les amants fugaces et fugueurs, des magasins et des
achats. Il appelait sans cesse, de plus en plus longtemps, de plus en plus
souvent. Il plantait ses racines dans les miennes. Voilà comment on déclenche
un amour téléphoné sans Minitel rose et sans Internet. L'ami de Deda est devenu
le mien. Ah, si Deda savait ça ! Deda n'a jamais rien su quand il était aux
États-Unis et pas davantage quand il est revenu à Guignecourt pour soigner son
cancer.
Cette
année, début octobre, Zoran m'a annoncé son arrivée pour voir un Kevin-chose,
un client de New York de passage à Paris, puis des fournisseurs de pulls, au
Sentier, à Aubervilliers, enfin, dans la banlieue textile de confection.
Revoir Igor aussi, l'ami d'enfance de Novi Sad, et sa femme Ana. Je me suis
écriée dans mon silence : O femme endormie et complice, réveille-toi ! Du
coup, la voix avait changé, à ce qu'il me semblait, ce n'était plus l'ami, le
frère, le copain, le compatriote. La nuit, j'imaginais la tête, les yeux,
pour échafauder un visage autour de cette voix, pour construire le bonhomme
tout entier. J'aurais pu lui coller trois oreilles et des yeux bleus de
profondeurs marines, dessiner Fabrice Luchini ou Eléphant Man.
Il y a
quinze jours, apprécie l'anecdote, il a essayé de me téléphoner pendant que
je composais son propre numéro : les deux lignes occupées. J'ai abandonné
la première. Tu reprendras le dialogue, le silence entrecoupé de soupirs
soufflés entre deux banalités :
— J'ai rêvé
de toi. Tu étais blonde, grande, les yeux bleus...
—
Tu
as tout faux, mon gars. Je ressemble à Deda.
° ° °
Aujourd'hui,
je le vois enfin ce rire long des sanglots longs des faubourgs de Belgrade. La
voix seule suffit au miracle de Roissy, six ans durant, un syndrome de Fatima.
Nous nous sommes reconnus au jugé, sans photo, sans pancarte de rendez-vous,
par effet de fée ou de sorcière, au hasard du temps, celui de Vremia,
l'héroïne de mes histoires enfantines que je racontais aux deux grands-mères,
Kata et Stanika. Vremia ne savait jamais où elle était.
Il doit
être dans les onze heures et quelques. Il s'installe sur le siège de la 205, me
fixe :
— C'est
vrai, tu ressembles à ton père. Tu es plus belle que mon rêve. Tu ressembles à
ta voix.
— Toi
aussi.
J'ai peur
encore de perdre la mémoire, de m'envoler, d'avoir chaud et froid, de vivre des
moments forts et courts, aussitôt oubliés parce que je me serais encore égarée.
Je lutte et j'ai encore décidé de fuir. Facile, question d'habitude. Pour
résister contre les forces qui attirent, on diffère, on diverge, on se
barricade et on refuse l'évidence.
Direction
Paris. Je deviens guide : circulation, conduite. Pourquoi le A au dos des voitures ? Le A des apprentis ! Nous enfilons le périph — j'explique le
périph, c'est une voie rapide, un escargot attardé autour de Paris — avant de
pointer sur le Triomphe du Général, vers l'Étoile, et descendre les Champs
Elysées, viser du doigt l'Obélisque de la Concorde. Mais il ne connaît pas
Champollion, encore moins les hiéroglyphes. Pour le plaisir, pour son plaisir à
lui, j'enfile mon auto-taxi autour de l'obélisque : il ne s'intéresse qu'aux
limousines stationnées devant le bâtiment à sa droite. Je devance sa question
:
— C'est
l'hôtel Crillon. Un palace. Très cher !
Traversée de la Seine, Palais-Bourbon, chambre
sans lit au fumet de grand cru, les Invalides éclopés au dôme doré... Il
regarde un peu béat à travers le pare-brise, le cou déhanché pour tirer le
portrait à la tour Eiffel. Il y a encore du brouillard piqué à la pointe de
TDF.
— C'est
grand.
Il marmonne
dans son sourire, esquisse un œil sur mon genou qui cherche désespérément la
pédale d'embrayage. Après le pont Saint-Michel, il se cloue en direct dans mon
profil et se fiche bien du Boul'Mich en sens interdit. Je suis obligée de faire
le tour par l'Odéon pour débouler rue des Bernardins, hôtel Henri IV, au bout
d'une minuscule impasse. Petit hôtel, petit réceptionniste, petit hindou, une
grosse clé au bout d'une boule énorme homologuée aux poids et mesures, pour
lutter contre le vol assurément.
— Chambre
30 au troisième, ascenseur à votre droite.
Il cherche
l'ascenseur. Je l'attrape par la manche et lui montre le vieux Roux-Combaluzier
à grille noire. Une moue grincheuse à l'idée de rentrer là-dedans ; je
viens de tirer la grille. Mal fermée.
— Tout est
petit. Même les ascenseurs. C'est un ascenseur pour amoureux.
Je
trouverai ça assez ringard plus tard. Mais sur le coup, avec cette
contradiction grand-petit et ma douleur dans le ventre, j'y vois les premiers
signes, enfin des signes plus clairs d'une série d'invitations à venir, la
pariade du coq juste avant de sauter la poulette. Ce grand gosse
quasi-quinquagénaire s'amuse de notre petitesse européenne. Lui, l'ex-Yougo
amalgamé au creuset américain, renie même ses origines. Il saura bien les
retrouver, va !
Deda,
l'ébéniste au cancer envahissant comme une gouge toute prête à creuser dans
une artère au ras du cou, me disait tout le temps :
— Tu verras
là-bas, en Amérique, tout est grand. Démesuré.
Deda
voulait m'emmener en Amérique ; plein de rêves de conquêtes, il y songe
encore, pour recommencer et réparer six ans de ratage. Il pète les plombs.
Fini le rêve américain de Deda, c'est le mien qui commence dans l'ascenseur, la
valise entre Zoran et moi, la grille mal huilée, bloquée par un pan de veste,
impossible à fermer, il faut s'y reprendre à trois fois. Incapable de bouger,
quasi collée à lui, je pense à la super glu.
— Même la
chambre est petite.
Il insiste,
inspecte les lieux, sort un pull de sa valise, l'enfile, garde la même veste,
se réfugie dans la salle de bains. Le robinet du lavabo, l'eau éclaboussée. À
travers la porte à demi vitrée, je l'imagine assis sur la cuvette des WC. Il ne
veut pas que je l'entende se soulager. C'est toujours comme ça, au début, une
histoire d'amour. C'est charmant, un début. On est prévenant. C'est pour cela,
peut-être, que les hommes aiment recommencer souvent. L'amour est un bon remède
contre les flatulences.
Il revient
dans la chambre, indifférent dans l'allure. Je l'attends au bord du lit. Il
gesticule sans objet, sans lien logique, un pantin désarticulé. Je voudrais
m'élever ailleurs, pour faire dans le déraisonnable et l'inconscient. Lui, il insère
des mots dans les phrases paradoxales d'une conversation banale, une routine hachée
sur la météo, le menu dans l'avion, les trous d'air, il n'aime pas les
turbulences ; il doit téléphoner à Kevin, son client, descendu à l'hôtel à
côté, rue Cujas : rendez-vous dans dix minutes.
Nous
sortons de la chambre sans enthousiasme. C'est bête un non-dit, pire qu'un
mensonge, du temps perdu. Rien que cinq jours. Quand j'appuie sur le bouton de
l'ascenseur, son cerveau, c'est certain, va se troubler, puisqu'il me boit à la
cuillère et que je suis à moitié saoule de désir. Je dois serrer les jambes
tellement ça fait mal. Il va changer d'idée : Non, reviens, restons ! Ou
alors, il me prendra sur le champ, dans ce réduit étroit, trop petit pour lui,
à la cosaque, à la slave, et commettra l'irréparable outrage. Au
rez-de-chaussée, sans même m'en apercevoir, il aura appuyé sur le troisième.
Je ne
l'enivre pas assez vite, je suis d'une trop bonne cuvée, un vin chaud à la
cannelle. Il pousse la grille d'un geste brutal et me devance dans la
réception. Je suis furieuse et j'ai mal au ventre.
L'ami donc,
c'est Kevin, aussi serbe que moi je suis brésilienne, un mâtiné d'amerloque
libano-mexicain frisottant avec du gentil pas possible à la place du cœur,
mais du gentil qui veut faire dans le bien élevé et cette touche de semi-médiocre
dans un visage de minet qui vous donne envie de vous balancer dans la Seine,
rien que pour ses yeux. Le client tient mordicus à voir la Samaritaine. Qu'à
cela ne tienne, va pour le magasinage. Il a beau sortir de Bazaar ou de Vogue,
le jeune éphèbe de trente ans pousse son mètre quatre-vingt-dix dans une tenue
pseudo négligée qui sent le surfait, méthode sport.
On traverse
le fleuve, un peu gris, un peu jaune, à la limite des péniches fatiguées et
des bateaux-mouches à moitié vides. Il fait trop froid malgré le soleil. À la
Samaritaine, Kevin opère une razzia dans le rayon des pulls. Il annonce sans
vergogne :
— J'achète
tout. Pour copier les modèles.
La
création, c'est tout bête : la copie est
une belle flatterie. Moi, la flatterie me va dans le sens du poil.
Je tempête
du bout du pied qui, par mégarde ou subtilité, effleure le pantalon de Zoran.
Par chance, Kevin comprend vite que nous deux, c'est sérieux dans le provisoire
qui dure. Poliment, il nous autorise à le quitter, ce dont je le remercierai
toute ma vie.
Disparu
Kevin. Retourné à ses frusques. Ça m'étonne quand même, vu que Zoran est —
serait — venu exprès pour traiter des affaires avec lui. Mais outre que je
m'interroge sur l'opportunité d'un voyage en classe affaire juste pour le
plaisir de se rencontrer dans les jupes de la Samaritaine, je trouve quand même
un peu prodigue cette façon de se donner rendez-vous à cinq mille bornes du bureau
new-yorkais, alors qu'il suffit de traverser la rue... bon, disons
trois-quatre pâtés de buildings, pour déjeuner dans le premier Mac Do. Et
puis, cette virée professionnelle tourne un peu court. Quoi, tout juste une
demi-heure ? Et pour causer de quoi ? De pulls industriels devant des rayons
de bonnes femmes alors que le Kevin dispose de milliers de catalogues ad hoc
sur le fashion ware ?
J'en suis
là lorsque Zoran me soumet une proposition alimentaire qui renvoie mon
questionnement aux oubliettes. Toute à sa voix — le téléphone-satellite de six
ans me ressaute au visage — je me liquéfie à nouveau dans le pâmoison sensuel
d'un désir de moins en moins masqué. Et pourtant, nous demeurons bien sages, à
des années lumières du touche-pipi et des fricassées de museau. Il prend les
devants, Zoran, et dégage en touche vers la voiture. Je condescends à le
conduire vers les Champs Elysées. Pas loin du George V, j'enfonce le premier
créneau sans anicroche devant un horodateur solitaire. Pas de monnaie, tant
pis ! Il proteste, mollement, comme un américain à Paris :
— Watch it !
You're gone have a ticket.
Je ne
comprends rien à l'anglais, mais je comprends quand même. C'est le son qui fait
tout. J'articule :
— T'inquiète !
Il est
joueur. Et son enchère, sans tourner salace, sent un peu le bateleur.
— Je te parie tout ce que tu veux que tu vas te
payer un PV.
Je suis
joueuse et j'abats mon Fou.
— Chiche ! Mais on ne met rien en jeu. Pas
encore.
Le perdant
paye. Et qui perd gagne. Je suis prête à tout miser pourvu que je vive mon
rêve, un rêve que j'entame en arpentant la contre-allée des Champs. Il
s'attarde derrière moi. Je n'ai pas marché dans Paris depuis... depuis quand
au juste ? depuis Georges, ça fait bien dans les quinze ans, ça. Je balaie
les histoires anciennes pour réinvestir mon petit bonheur subtil, mon soleil
froid dans le midi de Paris, dans ses bras déjà, pas loin derrière et qui
m'attendent, qu'est-ce qu'ils m'attendent ces bras-là ! Et lui qui fait exprès,
j'en suis sûre, de me faire baver. Ou alors, il est trop con. Je me retiens de
lui balancer une massue dans le maxillaire tellement il cisaille mon estomac
d'attente perplexe, de colère rentrée, de tendresse échevelée. Mais qu'est-ce
que tu attends, crétin ? Je m'arrête devant une boutique, lui en retrait,
gauche et maladroit : deux silhouettes transparentes dans la vitrine. C'est ça
le bonheur, idiote !
Il reprend
le trottoir, dépasse un SDF qui lui propose la RUE, l'achète, il marmonne, je le rejoins, il ose parler à nouveau,
évoque la tenue vestimentaire des Françaises, la mode parisienne qu'il ne comprend
pas : styles trop négligés ou trop chics, le mélange. D'après lui, je ne suis
pas classique, il n'a jamais vu ça, je suis unique. Il faut suivre le
cheminement de la pensée de cet homme pour saisir enfin la simplicité naïve
du mâle ou la complexité tarabiscotée de la femelle qui veut le faire parler.
Il conclut par une entourloupette passablement maladroite :
— Tu as un petit rien de dangereux dans le
regard qui donne mal à la tête.
En serbe, mal à la tête se dit Boli glava. Ça y est. Je lui fais peur.
A retenir !
Alors donc,
le premier restaurant que nos pas découvrent, inoubliable, devant nos yeux
affamés, c'est le Fouquet's, rien de moins. Sonnez souvenirs du premier
tête-à-tête. Ça lui va bien, à croire qu'il a préparé son coup.
Le maître
d'hôtel nous conduit à notre table. Des regards nous suivent. J'ai beau me
sentir à l'aise partout, les palaces m'énervent. Ça s'inscrit en filigrane sur
ma figure. Zoran observe les autres sans s'émouvoir, dévisage les représentants
du Tout Paris en ignorant sûrement qu'ils ne sont pas tout, justement. Une
chanteuse encore célèbre et sa cour mangent trois tables plus loin ; elle
se penche vers son voisin qui répond Je
ne sais pas de la tête et des épaules. Elle est intriguée la chanteuse,
elle nous regarde de profil parce que les tables ne sont pas mises en linéaire
là-bas. Plus tard, le serveur nous demandera quelle langue nous parlons.
Zoran commande un cognac en apéritif, tout un
programme. Menu sévère et oublié. Je pointe, au hasard des yeux fermés, le
doigt sur la carte ; je découvre une assiette d'une viande en pavé et
deux boules de patates blanches. Décoration conforme et facture en rapport.
Mais il s'en fiche.
Nous nous
questionnons sérieusement sur l'objet de notre pari. PV ou pas PV, ça vaut
quoi ? Une bouteille de champagne, une boîte de chocolat, une cartouche de
cigarettes, mille balles, deux mille, une bouffe à Belgrade, un aller-retour
Paris-New York... Le plaisir ne vaut que si le perdant prend autant son pied
que le gagnant. Et quel enjeu poser sur la table pour gagner tous les deux ? Le
cul de l'autre pardi ! Pour l'instant, chacun garde ses atouts et la négociation
ne parvient pas à départager les parties. La décision est donc remise à plus
tard. Par lâcheté du non-dit.
Panne de
clopes et fin du déjeuner ! Zoran plie
avec précaution la facture du Fouquet's et l'introduit dans une enveloppe de
format légal US.
° ° °
fin du 1er
chapitre...
CINQ JOURS ET PLUS
Zorica Sentic
& Jacques Vallerand