dimanche 23 septembre 2012


Goûtez le premier chapitre ...
pour dévorer le livre
176 pages de mots vivants 18 € 
(en sus frais postaux, dédicace comprise)

Zorica Sentic
06 25 00 77 87
Nice - France

vendredi 21 septembre 2012

Chapitre 1


Jeudi, 30 octobre.
Roissy, 8 heures 30. Foule, valises, hô­tesses pressées par l'habitude, taxis boys, chauffeurs de maître, pan­neaux, Monsieur Ludwig, Madame Kruse... les bronzés ren­trent d'Égypte ou de Marrakech. C'est l'étalement des vacances, curieux étalage de consom­mation voya­geuse : les hommes d'affaire et les secrétaires s'exportent, les tours-opéra­teurs charcutent les prix de dé­griffe, les voya­gistes sol­dent les billets open, les avis de location de voi­tures abandon­nent les voies hert­ziennes, mystère de la communication. Zut ! Pas de panneau à mon nom. Normal ! Trente minutes d'avance. C'est long, tuer le temps au présent. Il fait chaud à l'intérieur.
Toilettes ! M'éponger à plein papier pour ne pas mouiller le slip. Le bouton du jean avait sauté ; je l ‘ai remplacé par une épingle à nourrice, une grosse épingle dorée.  Lavage des mains, rinçage de façade, de l'eau de chlore entre les dents. Je dérive de l'œil, la tête en contre-plongée dans le miroir pour vérifier la carros­serie. Tout est en place : la petite mèche laquée du matin, le contour des yeux sans flétrissures de rimmel, les lèvres à peine rosées, le V supérieur bien es­quissé. La peinture et le vernis bril­lent, ô joie d'attente et de curiosité. Le ronron du cœur palpite derrière le soutien-gorge, un petit excès de vitesse du style ex­trasystole comme dit mon co­pain toubib à lunettes rondes, histoire de jeter un clin d'œil au destin. Mais il a des ratés, le mo­teur, deux à trois mi­nutes à peine, pour se débarrasser de ce moment qui sui­vra la ren­contre, Cent-quatre-vingts secondes de paumées, voire plus si affinité. Amnésie to­tale de l'instant intense, du climax... Le trou de la mémoire à bascule con­fond tout dans un même écheveau, du genre, ai-je rêvé, ou bien, si c'était vrai ou en­core possible...
Zoran va descendre du satellite, un astronaute cosmique en somme. Aucun signe de reconnaissance, aucun indice, aucun signa­le­ment. Nous ne nous sommes jamais vus. Et si j'étais un boudin ? Et s'il avait la peau courte ? Le voilà ! C'est lui, j'en suis sûre. Il vient vers moi. Sourire-sur­prise en hachant mon prénom en sa­bir vola­pük, il fricote le C de Danica en TZ, comme là-bas en Yougoslavie : Danitza. Grand, dans les moins de deux mètres, cheveux plus poivre que sel, veste noire et pull violet, Levi's coupe western, bottines noires, bottines bleues, dans le re­flet des néons je ne sais plus, des dents blanches, belles de furie car­nassière, trop fausses pour être vraies, une res­sem­blance pas croyable avec mes quenottes à moi. Mon dentier n'a pas quarante-deux ans, et le sien pas encore quarante-huit, mais ils sont faux tous les deux : même de­vanture des inci­sives refaites et retapées, vissées au fond de la mâ­choire, li­mées à mort dans la douleur de l'apparence, juste pour voir, se faire voir. Un air d'acteur connu pour sourire de pub.
Le voilà, le trou noir. On se sert très fort, on s'embrasse, on se ferme les yeux, on s'envole, je rêve sans doute, il ne s'est rien passé, pas encore. Juste une sensation, la chaleur et le froid dans une spirale-cyclone de frissons-pico­tements. Le tourbillon aspire ma légèreté, me sort de mes chaussures, la douleur serre les poumons, le courant crisse dans le corps du bout des orteils à la pointe des che­veux. Plusieurs gouttes de sueur sur le front et une image presque insoutenable des jours de solitude. Un contretype de vie. Ses yeux dans les miens, on se re­garde au fond pour ne jamais s'oublier, le doux et le violent extrêmes.
Il y a un homme pas loin, les yeux rivés sur notre couple déhan­ché, béat de bouche grande ouverte, un peu jaloux, un peu envieux, admirateur de lui, de moi, un homme devant un tableau, sans doute un qui attend son autre en se disant : C'est mon tour dans deux minutes. Il porte un manteau long et noir, il est stylé et policé. C'est un homme de goût à la diplomatie sans surfacture, du vrai, même dans la mallette LVMH vissée à son poignet par une cordelette argentée. Une femme pressée me frôle l'épaule, visage ignoré par sa nuque. Son parfum évoque une direction, un couloir vers le vol 188 Paris-Athènes. L'homme jette un dernier regard, la femme porte un manteau en al­paga blanc. Une autre plus jeune, à deux pas de moi, me sourit, complice. C'est bon, pas vrai ? Un enfant ramasse mon foulard : C'est à vous M'dame ? Je croyais l'avoir fixé à mon cou par un nœud.
Une aérogare. Sans grand romantisme sinon celui que j'invente dans les mots au présent.  Je savais ce matin — quoique imparfaitement — que ça devait arriver. Je le sentais depuis des semaines. Certains jours, je refu­sais l'évidence du futur proche. Sans condition. Ce qui de­vait être a été.
— Monsieur Katremin est prié de se présenter au comptoir d'Air France pour raison de sécurité. 
Non ! J'invente des mots et des noms à travers la brume sonore du grésil électrique. Et Zoran, dans son sourire :
— On va prendre un café ?
En serbe évidemment. Il ne parle pas français ni moi l'anglais. À dix mètres, pas loin, un coin café-pause. On se retrouve comme deux co­pains d'enfance, on se raconte tout en tordant le passé à la mouli­nette. Il embraye tout de suite, comme hors d'œuvre ou comme alibi, sur le souvenir de sa rencontre avec papa — on l'appelle tous Deda, grand père, le vieux — dans le vol Paris-New York, il y a six ans déjà. Je connais l'histoire par cœur. Deda était grand, costaud, belle gueule, belles dents, un chapeau de cow-boy, une canne au pommeau énorme.
— J'étais fasciné, dit Zoran.
Dans l'avion, Deda lui a parlé huit heures d'affilée, de sculpture, de bois, de la Yougoslavie et de Tito qu’il jugeait responsable de tous les malheurs du pays, des États-Unis, d'enfants, de voitures, de sa fille Danitza-moi. Il lui a montré comment tenir une fourchette. C'était une encyclopédie vivante. Il lui a parlé de son atelier en Caroline du Nord. L'ébéniste qui voulait conquérir l'Amérique ressemblait à Charles Bronson. La semaine sui­vante, Zoran lui a acheté un meuble... Mais c'est fini tout ça. L'année der­nière, le cancer a obligé Deda à revenir en France. J'évoque ici, pour pré­venir, le pronostic du docteur Victor, cancérologue, parce le crabe lui bouffe la moitié de la gorge, à Deda. Zoran devant son café déjà froid, plisse du nez, compatit, on passe à autre chose, les affaires, la famille.
Il n'y a pas vraiment de milieu ni de fin, on se bouscule dans les mots, sans compter les sens, contresens et interdits que l'on veut déjà bousculer. Tu entends ça, Danitza-moi, tu l'écoutes bien ma déclara­tion ? On veut se violer, se tripoter les lèvres, tri­coter les cils, effleu­rer la peau des mains que Zoran tient bien sages, jointes comme une prière, au bord du for­mica, et on se ment sans ver­gogne, dans la position du tou­riste en stand-by. Il continue, sans songer — ou peut-être y songe-t-il trop lui-même — à ce que je représenterai pour lui dans deux heures, cinq jours et plus... Il ra­conte sa vie pour se défendre, pour meubler l'heure vide alors que nous pourrions nous tirer tout de suite au plu­mard. J'ai envie de lui mordre l'oreille à son arrivée à New York avec Deda, heu­reuse ren­contre, je lui collerais un baiser large ouvert à son mariage — pas heu­reux le mariage, pas plus que le mien avec Georges — je le suce­rais tout cru quand il ouvre sa boutique de tricots dans la Cinquième Avenue. Je ne l'écoute pas, on ne s'entend plus. Les jambes étirées sur le côté de la table, son regard voyage, il mor­dille mes lèvres. Nous laissons la mécanique de paroles dégorger l'inutile, une machine bien rodée qui peut bien se passer de nous. Moi, je sens la douleur dans le bas-ventre, celle d'avant ou d'après l'amour, avec ou sans. 
Bas les masques, je me dis. Balle au bond, échanges sans ace ! Le jeu dure autour de deux tasses de café im­buvable, deux jus d'orange, le cendrier bourré de mégots à peine en­ta­més, les pa­quets de clopes sur la table, un briquet Bic bleu. Je re­prends la volée avec le débarquement à Beauvais de Baba-Deda, immigrés yougos, en 66. Je devrai attendre un an à Lévosoje avant de les rejoindre. Je dois être quelque part en 1984, l'année de mon divorce — Georges — quand Zoran se balade sur mon jean et tente de dégra­fer l'épingle à nourrice qui tient lieu de dernier rempart à ma chasteté. Grand dieu, quel cisaillage, quelle pénétra­tion sans objet, rien qu'avec les yeux ! À poil, complètement, et lui... pas mal en image, le succédané de Samy Frey. Je lui défais son pull avec une délicatesse qui m'étonne, sans les doigts, sans les mains, sans les dents. Lui, déchire mon chan­dail et saisit la bretelle du soutien-gorge. Au moment où il se lève pour empocher l'addition et jeter quelques pièces sur le maudit formica qui nous sépare, j'embrasse son bout de sein, petit-petit, mi­nuscule, et il en râle le pauvre.
Nous restons deux heures et demie dans ce café-pause à Roissy.

° ° °

C'est long et court deux heures et demi. Imagine, Danitza-moi, j'ai la voix devant mes yeux. Pendant son séjour américain, Deda lui avait donné le numéro de Guignecourt, va savoir pourquoi, pour resserrer les liens des Yougos en exil peut-être. Zoran n'avait aucune raison de m'appeler. Il l'a fait. Motif : les frusques pour Greluche, ma boutique de fringues dégriffées, solderie pour cœurs soldés et gonzesses désarmées. Donc six ans de télé­phone par câble ou satellite, six ans de conversa­tions rom­pues par le décalage horaire : chiens écrasés dans la feuille de chou locale, his­toires pas folichonnes de commandes virtuelles, l'air du temps qui passe du parfait à l'imparfait, sans mode, avec seule­ment des indi­catifs de zone, 03 Picardie-France Nord-Est, 718 New York. Pas en­core de courriel mais ça allait venir. Bonjour ! Ton père m'a parlé de toi, de ta boutique. Je fabrique des pulls. Ça peut t'intéresser. Comment vas-tu ? Ton père m'a dit que... je t'envoie des échan­til­lons. Merci, paquets bien arrivés.
Puis, plus tard : J'avais envie de te parler, comme ça, tout simple !  Alors, ses problèmes : Je fais-ci et ça, je vais mal, je sors ce soir, je joue, je ne bois plus, j'ai un club de foot, l'usine de tricots se développe, la bou­tique aussi, j'ai un nouveau dentier, j'ai une maîtresse. Point. Non, pas encore... il y avait son rire, long, un courant d'air des faubourgs de Belgrade. Des Serbes déracinés se parlent en lettres capitales.
À mon tour, j'ai donné dans la confidence à cet inconnu que je n'avais ja­mais vu. La litanie des soucis, des passe-temps, échecs-réus­sites sans jeu et sans élans, le divorce, les ruptures, les amants fugaces et fu­gueurs, des ma­gasins et des achats. Il ap­pe­lait sans cesse, de plus en plus longtemps, de plus en plus sou­vent. Il plantait ses racines dans les miennes. Voilà comment on dé­clenche un amour téléphoné sans Minitel rose et sans Internet. L'ami de Deda est devenu le mien. Ah, si Deda savait ça ! Deda n'a jamais rien su quand il était aux États-Unis et pas davantage quand il est revenu à Guignecourt pour soigner son cancer.
Cette année, début octobre, Zoran m'a annoncé son arrivée pour voir un Kevin-chose, un client de New York de passage à Paris, puis des fournisseurs de pulls, au Sentier, à Aubervilliers, enfin, dans la banlieue textile de con­fection. Revoir Igor aussi, l'ami d'enfance de Novi Sad, et sa femme Ana. Je me suis écriée dans mon silence : O femme endormie et com­plice, ré­veille-toi ! Du coup, la voix avait changé, à ce qu'il me semblait, ce n'était plus l'ami, le frère, le co­pain, le compa­triote. La nuit, j'imaginais la tête, les yeux, pour échafauder un vi­sage autour de cette voix, pour cons­truire le bonhomme tout entier. J'aurais pu lui coller trois oreilles et des yeux bleus de profondeurs ma­rines, dessiner Fabrice Luchini ou Eléphant Man.
Il y a quinze jours, apprécie l'anecdote, il a es­sayé de me télépho­ner pendant que je composais son propre numéro : les deux lignes occu­pées. J'ai abandonné la première. Tu reprendras le dialogue, le silence en­tre­coupé de soupirs soufflés entre deux banalités :
— J'ai rêvé de toi. Tu étais blonde, grande, les yeux bleus...
    Tu as tout faux, mon gars. Je ressemble à Deda.

° ° °

Aujourd'hui, je le vois enfin ce rire long des sanglots longs des faubourgs de Belgrade. La voix seule suffit au miracle de Roissy, six ans durant, un syn­drome de Fatima. Nous nous sommes re­con­nus au jugé, sans photo, sans pancarte de rendez-vous, par effet de fée ou de sor­cière, au hasard du temps, celui de Vre­mia, l'héroïne de mes histoires enfantines que je racontais aux deux grands-mères, Kata et Stanika. Vremia ne savait jamais où elle était.
Il doit être dans les onze heures et quelques. Il s'installe sur le siège de la 205, me fixe :
— C'est vrai, tu ressembles à ton père. Tu es plus belle que mon rêve. Tu ressembles à ta voix.
— Toi aussi. 
J'ai peur encore de perdre la mémoire, de m'envoler, d'avoir chaud et froid, de vivre des moments forts et courts, aussitôt oubliés parce que je me serais encore éga­rée. Je lutte et j'ai encore dé­cidé de fuir. Facile, question d'habitude. Pour résister contre les forces qui atti­rent, on diffère, on diverge, on se barricade et on refuse l'évidence.
Direction Paris. Je deviens guide : circulation, conduite. Pourquoi le A au dos des voitures ? Le A des appren­tis ! Nous enfilons le périph — j'explique le périph, c'est une voie rapide, un escargot attardé autour de Paris — avant de pointer sur le Triomphe du Général, vers l'Étoile, et descendre les Champs Elysées, viser du doigt l'Obélisque de la Concorde. Mais il ne connaît pas Champollion, encore moins les hiéroglyphes. Pour le plaisir, pour son plaisir à lui, j'enfile mon auto-taxi autour de l'obélisque : il ne s'intéresse qu'aux limousines stationnées devant le bâtiment à sa droite. Je de­vance sa question :
— C'est l'hôtel Crillon. Un palace. Très cher !
 Traversée de la Seine, Palais-Bourbon, chambre sans lit au fumet de grand cru, les Invalides éclopés au dôme doré... Il regarde un peu béat à travers le pare-brise, le cou dé­hanché pour tirer le portrait à la tour Eiffel. Il y a encore du brouillard piqué à la pointe de TDF.
— C'est grand.
Il marmonne dans son sourire, esquisse un œil sur mon genou qui cherche désespérément la pédale d'embrayage. Après le pont Saint-Michel, il se cloue en direct dans mon profil et se fiche bien du Boul'Mich en sens interdit. Je suis obligée de faire le tour par l'Odéon pour débouler rue des Bernardins, hôtel Henri IV, au bout d'une minuscule impasse. Petit hôtel, petit ré­ceptionniste, petit hindou, une grosse clé au bout d'une boule énorme homologuée aux poids et mesures, pour lutter contre le vol assurément.
— Chambre 30 au troisième, ascenseur à votre droite.
Il cherche l'ascenseur. Je l'attrape par la manche et lui montre le vieux Roux-Combaluzier à grille noire. Une moue grincheuse à l'idée de rentrer là-dedans ; je viens de tirer la grille. Mal fermée.
— Tout est petit. Même les ascenseurs. C'est un ascenseur pour amoureux.
Je trouverai ça assez ringard plus tard. Mais sur le coup, avec cette contradiction grand-petit et ma douleur dans le ventre, j'y vois les premiers signes, enfin des signes plus clairs d'une série d'invitations à venir, la pariade du coq juste avant de sauter la poulette. Ce grand gosse quasi-quinquagénaire s'amuse de notre petitesse euro­péenne. Lui, l'ex-Yougo amal­gamé au creuset améri­cain, renie même ses origines. Il saura bien les retrouver, va !
Deda, l'ébéniste au cancer enva­hissant comme une gouge toute prête à creuser dans une artère au ras du cou, me disait tout le temps :
— Tu verras là-bas, en Amérique, tout est grand. Démesuré.
Deda voulait m'emmener en Amérique ; plein de rêves de con­quêtes, il y songe encore, pour recommencer et réparer six ans de ra­tage. Il pète les plombs. Fini le rêve américain de Deda, c'est le mien qui commence dans l'ascenseur, la valise entre Zoran et moi, la grille mal huilée, bloquée par un pan de veste, impos­sible à fermer, il faut s'y re­prendre à trois fois. Incapable de bouger, quasi collée à lui, je pense à la super glu.
— Même la chambre est petite.
Il insiste, inspecte les lieux, sort un pull de sa valise, l'enfile, garde la même veste, se réfugie dans la salle de bains. Le robinet du lavabo, l'eau éclabous­sée. À travers la porte à demi vitrée, je l'imagine assis sur la cuvette des WC. Il ne veut pas que je l'entende se soulager. C'est tou­jours comme ça, au début, une histoire d'amour. C'est charmant, un dé­but. On est prévenant. C'est pour cela, peut-être, que les hommes aiment recommencer sou­vent. L'amour est un bon re­mède contre les flatu­lences.
Il revient dans la chambre, indifférent dans l'allure. Je l'attends au bord du lit. Il gesticule sans objet, sans lien logique, un pantin désarti­culé. Je vou­drais m'élever ailleurs, pour faire dans le déraisonnable et l'inconscient. Lui, il insère des mots dans les phrases paradoxales d'une conversation banale, une routine ha­chée sur la météo, le menu dans l'avion, les trous d'air, il n'aime pas les turbulences ; il doit téléphoner à Kevin, son client, descendu à l'hôtel à côté, rue Cujas : ren­dez-vous dans dix minutes.
Nous sortons de la chambre sans enthousiasme. C'est bête un non-dit, pire qu'un mensonge, du temps perdu. Rien que cinq jours. Quand j'appuie sur le bouton de l'ascenseur, son cerveau, c'est certain, va se troubler, puisqu'il me boit à la cuillère et que je suis à moitié saoule de désir. Je dois serrer les jambes tellement ça fait mal. Il va chan­ger d'idée : Non, reviens, restons !  Ou alors, il me prendra sur le champ, dans ce réduit étroit, trop petit pour lui, à la co­saque, à la slave, et com­mettra l'irréparable outrage. Au rez-de-chaussée, sans même m'en aper­cevoir, il aura ap­puyé sur le troisième.
Je ne l'enivre pas assez vite, je suis d'une trop bonne cuvée, un vin chaud à la cannelle. Il pousse la grille d'un geste brutal et me de­vance dans la réception. Je suis furieuse et j'ai mal au ventre.
L'ami donc, c'est Kevin, aussi serbe que moi je suis brésilienne, un mâtiné d'amerloque libano-mexicain frisottant avec du gentil pas pos­sible à la place du cœur, mais du gentil qui veut faire dans le bien élevé et cette touche de semi-mé­diocre dans un visage de minet qui vous donne envie de vous balancer dans la Seine, rien que pour ses yeux. Le client tient mordicus à voir la Samaritaine. Qu'à cela ne tienne, va pour le magasinage. Il a beau sortir de Bazaar ou de Vogue, le jeune éphèbe de trente ans pousse son mètre quatre-vingt-dix dans une tenue pseudo négligée qui sent le surfait, méthode sport.
On traverse le fleuve, un peu gris, un peu jaune, à la limite des pé­niches fa­tiguées et des bateaux-mouches à moitié vides. Il fait trop froid mal­gré le soleil. À la Samaritaine, Kevin opère une razzia dans le rayon des pulls. Il annonce sans ver­gogne :
— J'achète tout. Pour copier les modèles.
La création, c'est tout bête : la copie est une belle flatte­rie. Moi, la flatterie me va dans le sens du poil.
Je tempête du bout du pied qui, par mégarde ou subtilité, effleure le panta­lon de Zoran. Par chance, Kevin comprend vite que nous deux, c'est sérieux dans le provisoire qui dure. Poliment, il nous autorise à le quitter, ce dont je le remer­cierai toute ma vie.
Disparu Kevin. Retourné à ses frusques. Ça m'étonne quand même, vu que Zoran est — serait — venu exprès pour trai­ter des af­faires avec lui. Mais outre que je m'interroge sur l'opportunité d'un voyage en classe affaire juste pour le plaisir de se rencontrer dans les jupes de la Samaritaine, je trouve quand même un peu prodigue cette façon de se don­ner rendez-vous à cinq mille bornes du bu­reau new-yor­kais, alors qu'il suffit de traverser la rue... bon, disons trois-quatre pâ­tés de buil­dings, pour déjeu­ner dans le premier Mac Do. Et puis, cette vi­rée pro­fessionnelle tourne un peu court. Quoi, tout juste une demi-heure ? Et pour cau­ser de quoi ? De pulls in­dustriels devant des rayons de bonnes femmes alors que le Kevin dispose de milliers de catalogues ad hoc sur le fashion ware ?
J'en suis là lorsque Zoran me soumet une pro­position ali­mentaire qui renvoie mon questionnement aux oubliettes. Toute à sa voix — le té­léphone-satellite de six ans me ressaute au vi­sage — je me liquéfie à nouveau dans le pâmoison sensuel d'un désir de moins en moins mas­qué. Et pourtant, nous demeurons bien sages, à des an­nées lumières du touche-pipi et des fri­cassées de mu­seau. Il prend les de­vants, Zoran, et dé­gage en touche vers la voi­ture. Je condescends à le conduire vers les Champs Elysées. Pas loin du George V, j'enfonce le pre­mier créneau sans ani­croche de­vant un ho­rodateur solitaire. Pas de mon­naie, tant pis ! Il proteste, mollement, comme un américain à Paris :
— Watch it ! You're gone have a ticket.
Je ne comprends rien à l'anglais, mais je comprends quand même. C'est le son qui fait tout. J'articule :
T'inquiète !
Il est joueur. Et son enchère, sans tourner salace, sent un peu le bate­leur.
Je te parie tout ce que tu veux que tu vas te payer un PV.
Je suis joueuse et j'abats mon Fou.
Chiche ! Mais on ne met rien en jeu. Pas encore.
Le perdant paye. Et qui perd gagne. Je suis prête à tout miser pourvu que je vive mon rêve, un rêve que j'entame en arpentant la contre-allée des Champs. Il s'attarde derrière moi. Je n'ai pas marché dans Paris depuis... de­puis quand au juste ? depuis Georges, ça fait bien dans les quinze ans, ça. Je balaie les histoires anciennes pour réinvestir mon petit bonheur subtil, mon soleil froid dans le midi de Paris, dans ses bras déjà, pas loin derrière et qui m'attendent, qu'est-ce qu'ils m'attendent ces bras-là ! Et lui qui fait exprès, j'en suis sûre, de me faire ba­ver. Ou alors, il est trop con. Je me retiens de lui balancer une massue dans le maxillaire tellement il cisaille mon estomac d'attente perplexe, de colère rentrée, de tendresse échevelée. Mais qu'est-ce que tu at­tends, crétin ? Je m'arrête devant une boutique, lui en retrait, gauche et maladroit : deux silhouettes transparentes dans la vitrine. C'est ça le bon­heur, idiote !
Il reprend le trottoir, dépasse un SDF qui lui propose la RUE, l'achète, il marmonne, je le rejoins, il ose parler à nouveau, évoque la tenue vestimen­taire des Françaises, la mode parisienne qu'il ne com­prend pas : styles trop négligés ou trop chics, le mélange. D'après lui, je ne suis pas classique, il n'a jamais vu ça, je suis unique. Il faut suivre le cheminement de la pen­sée de cet homme pour saisir en­fin la simplicité naïve du mâle ou la complexité tarabiscotée de la femelle qui veut le faire parler. Il con­clut par une entourloupette passable­ment maladroite :
Tu as un petit rien de dangereux dans le regard qui donne mal à la tête.
En serbe, mal à la tête se dit Boli glava. Ça y est. Je lui fais peur. A retenir !
Alors donc, le premier restaurant que nos pas découvrent, inoubliable, de­vant nos yeux affamés, c'est le Fouquet's, rien de moins. Sonnez souvenirs du premier tête-à-tête. Ça lui va bien, à croire qu'il a préparé son coup.
Le maître d'hôtel nous conduit à notre table. Des regards nous suivent. J'ai beau me sentir à l'aise partout, les palaces m'énervent. Ça s'inscrit en fili­grane sur ma figure. Zoran observe les autres sans s'émouvoir, dévisage les représentants du Tout Paris en ignorant sûre­ment qu'ils ne sont pas tout, jus­tement. Une chan­teuse encore célèbre et sa cour mangent trois tables plus loin ; elle se penche vers son voisin qui répond Je ne sais pas de la tête et des épaules. Elle est intriguée la chanteuse, elle nous regarde de profil parce que les tables ne sont pas mises en linéaire là-bas. Plus tard, le serveur nous demandera quelle langue nous parlons.
 Zoran commande un cognac en apéritif, tout un programme. Menu sé­vère et oublié. Je pointe, au hasard des yeux fermés, le doigt sur la carte ; je dé­couvre une assiette d'une viande en pavé et deux boules de pa­tates blanches. Décoration conforme et facture en rapport. Mais il s'en fiche.
Nous nous question­nons sérieusement sur l'objet de notre pari. PV ou pas PV, ça vaut quoi ? Une bouteille de champagne, une boîte de chocolat, une cartouche de cigarettes, mille balles, deux mille, une bouffe à Belgrade, un aller-retour Paris-New York... Le plai­sir ne vaut que si le perdant prend autant son pied que le gagnant. Et quel enjeu poser sur la table pour gagner tous les deux ? Le cul de l'autre pardi ! Pour l'instant, cha­cun garde ses atouts et la négociation ne par­vient pas à départager les parties. La décision est donc remise à plus tard. Par lâcheté du non-dit.
Panne de clopes et fin du déjeuner !  Zoran plie avec précaution la facture du Fouquet's et l'introduit dans une enveloppe de format légal US. 
° ° °
fin du 1er chapitre...
CINQ JOURS ET PLUS

                                                                     Zorica Sentic & Jacques Vallerand